Les estuaires chez Patinir, entre inquiétudes et renouveau

Grande figure de la peinture hollandaise, reconnu par Dürer pour son art du paysage, Joachim Patinir est l’un des précurseurs de la peinture de paysage, c’est-à-dire, un peintre qui réfléchit au sens du paysage non pas comme un motif, mais comme un élément autonome produisant sa propre signification. Pourtant, ici il ne sera pas question d’historiciser la peinture de paysage mais bien plutôt de voir comment l’économie et la finance d’une époque et d’un lieu peuvent se refléter dans ce qui semble être un paysage anecdotique d’une scène religieuse. C’est à travers un triptyque de 1512, La pénitence de saint Jérome et particulièrement le panneau de droite qu’il sera question de discuter des différents enjeux de l’art de Patinir.

La pénitence de saint Jérome c.1512-1515, huile sur toile, 117.5 x 81.3 cm, The Metropolitan Museum of Art, New York http://www.metmuseum.org/collection/the-collection-online/search/437261

La pénitence de saint Jérome c.1512-1515, huile sur toile, 117.5 x 81.3 cm, The Metropolitan Museum of Art, New York
http://www.metmuseum.org/collection/the-collection-online/search/437261

Si ce triptyque foisonne de détails et de scènes différentes, il faut se concentrer sur la partie supérieure du panneau de saint Antoine le Grand, celui de droite. Il y figure une ville construite au plus près d’un estuaire, un motif cher à Patinir. Anversois, le peintre a, dans son imaginaire, la situation topographique de son environnement propre. En effet, Anvers est elle aussi née à l’embouchure d’un fleuve, l’Escaut, auquel la ville doit tout. Le début du XVIème siècle annonce le renouveau économique d’Anvers alors en retard sur son rival, Bruges. Avec une position géographique idéale, au croisement de la France, de l’Angleterre et du Saint-Empire romain germanique, la ville d’Anvers devient rapidement un épicentre de l’économie, notamment depuis que les Anglais traitent avec Cologne, les estuaires représentent alors le seul moyen pour les navires, moyen de transport marchand le plus efficace, de rentrer dans les terres. Les croissances démographique et économique s’envolent, vers 1920 Anvers compte environ 50 000 habitants.

Au delà du commerce européen, Anvers est l’une des premières villes modernes à l’aura internationale. Dès 1460 elle possède sa propre bourse, l’économie stimulée, la ville est prête en 1508 à accueillir la Feitoria de Flandres, place commerciale portugaise sur laquelle est vendue des produits d’Orient et d’Afrique du Nord. Malgré la peste noire, grand fléau qui emporte notamment Patinir en 1524, Anvers accueille des travailleurs étrangers pour former la meilleure main d’œuvre qui soit, la ville devient alors le symbole du capitalisme européen et du cosmopolitisme.

Détail du panneau de saint Antoine, Triptyque de la Pénitence de saint Jérome c.1512 http://www.metmuseum.org/collection/the-collection-online/search/437261

Détail du panneau de saint Antoine, Triptyque de la Pénitence de saint Jérome c.1512
http://www.metmuseum.org/collection/the-collection-online/search/437261

Patinir vit au cœur de cette ville en métamorphose, et lorsqu’il peint cette ville flamande derrière saint Antoine, caractérisé par les pignons à redents, on ne peut s’imaginer autre chose qu’à l’allusion à Anvers. Il se peut que le peintre soit mélancolique de sa ville d’antan, qui en 1512 oublie son lien fondamental avec la ruralité au profit d’une urbanisation pressante. Patinir et les peintres flamands ont, pour la plupart, fait un éloge du rural et du travail manuel valorisant. D’ailleurs le début du seizième siècle est marqué par un certain nombre de raz-de-marées dont celui de la cité d’Eck qui emporta des commerçants non-chrétiens, épisode qui est vite repris comme le symbole de la vengeance divine contre ceux qui pratiquent une activité commerciale capitaliste et qui, de plus, ne participent pas à la foi chrétienne. Il est vrai que cette époque ébranle les croyances, la Réforme est en cours d’élaboration (Luther publie ses 95 thèses en 1517) et il semble que la réussite se construit dorénavant dans les villes et la mer dont l’estuaire représente le foyer et non plus dans les champs. Si Patinir semble faire passer cette ville côtière comme un élément anecdotique dans un paysage foisonnant, elle concentre toutes les inquiétudes du peintre, son regard vers un passé perdu et vers un horizon encore inconnu.

A partir de la thèse de Monsieur Paul Dupouey, Le temps chez Patinir, la paradoxe du paysage classique. Histoire. Université de Nancy II, 2008.

Cliquer pour accéder à LE_TEMPS_CHEZ_PATINIR_le_paradoxe_du_paysage_classique_Paul_Dupouey_these_de_doctorat.pdf

Et avec l’aide de la thèse de Madame Renée Doehaerd, Etudes anversoises. Documents sur le commerce international Anvers. 1488-1514. Paris, S.E.V.P.E.N, 1963

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bec_0373-6237_1965_num_123_2_449706_t1_0582_0000_2#

A.Ceschia

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